- KUROSAWA A.
- KUROSAWA A.Avec Mizoguchi et Ozu, Kurosawa Akira (né à T 拏ky 拏 en 1910) est l’un des plus grands du cinéma japonais. Au cours des années cinquante, l’essor du cinéma nippon fut prodigieux, son renom en Europe très affirmé. En 1960, par le canal de cinq compagnies – Daiei, Nikkatsu, Toei, Shochiku, Toho – contrôlant l’ensemble des circuits de production et de distribution (oligopole unique au monde), le Japon produisait plus de sept cent cinquante films et en importait environ deux cent cinquante; la fréquentation des innombrables salles disséminées dans tout le pays (dont 7 500 à T 拏ky 拏) dépassait un milliard de spectateurs (pour 93 millions d’habitants). Kurosawa, qui joua un rôle historique en ce domaine, puisque Rash 拏mon, Lion d’or du festival de Venise (1951), ouvrit les portes du marché européen aux films nippons, illustre avec éclat cet âge d’or du cinéma japonais. Son œuvre n’est pas très abondante (27 films en quarante ans, de 1943 à 1983), mais profondément originale, traduisant la vision du monde d’un cinéaste autant attaché au passé (l’histoire) qu’au présent (l’actualité) du Japon, dans une esthétique pleinement cinématographique.Japon féodal et Japon moderneInfluencé, d’une part par le style du cinéma américain, d’autre part par les idées et les thèmes de la littérature européenne (il a transposé avec une indiscutable réussite L’Idiot de Dostoïevski, son écrivain préféré, Macbeth de Shakespeare, Les Bas-Fonds de Gorki), Kurosawa n’en est pas moins un cinéaste spécifiquement japonais. Témoin du Japon féodal et du Japon moderne d’après 1945, ses films peuvent être classés en deux catégories: films à sujet historique, ou de caractère historique (ou jidai-geki ), tels Rash 拏mon (1950), Shichinin no samurai (1954, Les Sept Samouraïs ), Kumonosu-j 拏 (1957, Le Château de l’araignée, d’après Macbeth), Kakushi toride no san akunin (1958, La Forteresse cachée), Y 拏jimb 拏 (1961, Le Garde du corps ), Kagemusha (1980), etc.; films dont les thèmes sont modernes et sociaux (ou gendai-geki ), eux-mêmes subdivisés en trois courants, soit que l’inspiration de l’auteur puise ses sources dans une œuvre littéraire, tels Hakuchi (1951, L’Idiot, d’après Dostoïevski), Donzoko (1957, Les Bas-Fonds, d’après Gorki), soit qu’elle fasse appel à la technique du film policier, tels Norainu (1949, Chien enragé ), Yoidore tenshi (1948, L’Ange ivre ), Tengoku to jigoku (1963, Entre le ciel et l’enfer ), soit enfin que le sujet traité n’entre dans aucune de ces catégories, étant assez caractérisé par lui-même pour s’en passer, tels Ikiru (1952, Vivre ) ou l’homme face à la mort, Ikimono no kiroku (1955, Vivre dans la peur ) ou l’homme face à la menace atomique.Mais ces deux sources essentielles d’inspiration peuvent fort bien se retrouver et s’unir au sein d’un même film. Satire sociale du Japon contemporain, méditation sur la mort, réflexion sur le temps, Vivre s’imprègne de la noblesse et de la gravité de la tragédie historique. Dans Les Sept Samouraïs, l’évocation historique du problème posé par la faiblesse des paysans contient d’indéniables prolongements sociaux. Rash 拏mon propose une réflexion aiguë, moins sur le thème pirandellien de «où est la vérité?» (À chacun sa vérité ), moins sur l’impossibilité d’atteindre la vérité que sur la faculté de mentir; ce film évoque certes Ky 拏to au XVe siècle (le vrai Japon médiéval suggéré par les décors et l’expression de la violence à l’état pur étudiée dans le personnage du bandit, Tajomaru, l’éloignement dans l’humain s’unissant au recul dans le temps), mais aussi le Japon au lendemain de Hiroshima: atmosphère de déluge, d’apocalypse, de fin du monde (il pleut dans toutes les séquences au présent), remise en question de «l’ordre moral» (la femme est perverse, la noblesse lâche, les esprits des morts mentent) et de la caste des samouraïs (les deux versions du duel).Une vision humaniste du mondeÉvoquant la vie et la mort en unissant parfaitement réalisme et lyrisme, pleinement «humaniste» en ce qu’elle repose d’abord sur la défense de l’homme dans sa quête de l’intégrité psychique et de la liberté intérieure, la vision du monde de Kurosawa est réfléchie par plusieurs prismes. Prisme social; c’est le caractère documentaire de l’œuvre qui prouve combien le cinéaste observe les mœurs de son pays, abordant les sujets les plus délicats avec tact: la difficulté de trouver un logement dans Subarashiki nichiy 拏bi (1947, Un merveilleux dimanche ), l’escroquerie dans Warui yatsu hodo yoku nemuru (1960, Les salauds dorment en paix ), le cancer dans Vivre, la syphilis dans Shizukanaru kett 拏 (1949, Le Duel silencieux ), le kidnapping et la drogue dans Entre le ciel et l’enfer (1963), la misère dans un bidonville de T 拏ky 拏 (1970, Dodes’kaden ). Prisme psychologique qui, dans une perspective proche de celle du Dostoïevski de Crime et Châtiment , suggère des liens étroits entre des personnages apparemment très opposés: complicité entre le voleur et le policier de Chien enragé ; fraternité virile entre le gangster et le docteur de L’Ange ivre ; complémentarité des caractères de Gondo (l’industriel) et de Takeuchi (l’auteur du rapt) dans Entre le ciel et l’enfer . Prisme éthique dont les prolongements métaphysiques sont évidents, permettant à l’auteur de nous inciter à réfléchir sur la grandeur du pardon (Entre le ciel et l’enfer , Dodes’kaden ), la quête du bien et de la pureté (L’Idiot , où l’utilisation symbolique de la neige, pour transcrire l’idée de pureté, et la réalité de l’hallucination, conçue comme reflet d’un univers irréductible aux normes sensibles et rationnelles, est remarquable) ou la fascination du mal (Le Château de l’araignée ). Ce dernier film est l’une des plus extraordinaires transpositions d’une œuvre littéraire à l’écran, atteignant son point de perfection formelle dans la représentation de la prison où Washizu, ce Macbeth nippon, s’enferme progressivement. Prison du mal d’où il devient impossible de s’enfuir, symbolisée par les leitmotive plastiques de la toile d’araignée et du cercle qui se referme inexorablement. Plusieurs figures de cercle rythment le mouvement même de l’œuvre: cercle formé par l’état-major des samouraïs, rouet de la sorcière, galops du cheval blanc dans la cour, cercle des convives au banquet où apparaît le spectre de Miki. Au cours de la première séquence, la pauvre hutte de la sorcière évoque, dans son architecture rudimentaire, la forme même d’une toile d’araignée; au cours de l’agonie du héros, les flèches des soldats dessinent sur les murs de bois du château et dans le corps du samouraï désespéré les mailles meurtrières de cette toile. C’est en pure perte que Washizu aura tenté d’échapper à son destin, une fois la volonté du crime assumée: fuyant en vain les flèches qui s’abattent sur lui, cloué au mur tel un monstrueux papillon, le cou transpercé par la dernière flèche, le visage métamorphosé par un douloureux rictus, il descend lentement l’escalier de bois et s’écroule au sol, la face contre terre, devant ses soldats médusés. Inoubliable séquence où barbarie et noblesse, réalisme et symbolisme, horreur et pitié s’unissent inextricablement.Un pur chef-d’œuvre: «Vivre»La vision du monde de Kurosawa s’inscrit donc dans un moule esthétique qui, à partir de structures théâtrales (influence du théâtre kabuki et surtout du théâtre n 拏 ), s’affirme pleinement cinématographique. Vivre , l’un des plus beaux films de l’histoire du cinéma, en fournit une preuve exemplaire. Film long et austère (deux heures et demie de projection sur le thème des réactions d’un homme dévoré par un cancer, face à la mort), mais film riche et dense, sans faille, sans concession, tapisserie où les fils s’enlacent dans une harmonie et une beauté tragique hors pair, preuve incontestable de la souveraine aisance avec laquelle Kurosawa a fait appel aux ressources du récit cinématographique moderne. Comme celle de Citizen Kane , la structure de Vivre évoque la figure d’un puzzle où les éléments esthétiques s’imbriquent étroitement les uns dans les autres pour reconstituer le dessin initial; elle s’articule autour de deux grands ensembles, que sépare l’annonce, par le commentaire, de la mort du héros, Watanabe, le petit fonctionnaire, au moment où celui-ci a trouvé la solution à son problème: comment remplir les derniers jours de sa vie?Dans un premier temps, Kurosawa s’exprime par un commentaire en voix off , assez sec, qui pose le sujet et place le héros, objectivement, sous le regard du spectateur, en une évidente volonté de «distanciation». Puis, tout au long de la première partie tendue vers la réalité de la mort (voir les plans symboliques des voitures et du tramway qui évitent de peu d’écraser Watanabe), les interférences établies par le montage entre le présent (les réactions du héros) et le passé (l’évocation de ses souvenirs) comme le style de tendresse avec lequel le cinéaste décrit le comportement de sa créature imaginaire tiennent lieu de commentaire et incitent le spectateur à revenir sur sa première opinion. Au cours de la seconde partie, l’échevin, par ses mensonges, les compagnons de Watanabe, par leurs jugements, leurs interrogations, leurs négations ou leurs silences, font le commentaire apparent. Mais une dialectique originale surgit alors au niveau esthétique entre les avis prononcés, et le comportement, les motivations profondes du héros que présentent les images. Celles-ci infirment les propos prononcés. L’image contredit la parole. Le passé évoqué sur l’écran – l’action courageuse de Watanabe – dément ce qu’affirme le présent: l’interprétation des faits que donnent les fonctionnaires au cours de la longue cérémonie de l’enterrement. La fin de ce pur chef-d’œuvre est bouleversante. En trouvant enfin un sens à donner à sa vie (la construction d’un jardin public pour enfants, acte dérisoire, mais dont la portée symbolique est évidente), un homme, jusqu’à présent confiné dans un rôle de «momie», est devenu ce qu’il devait être. Le buste s’est redressé, l’angoisse s’est enfuie qui défigurait le visage, et, aux portes de la mort, s’est affirmée une volonté inflexible d’exister.C’est sans doute dans son premier film en couleurs, Dodes’kaden (onomatopée du bruit des tramways nippons sur les rails), que la générosité de la vision du monde de l’auteur prend son relief le plus accompli. Kurosawa pose sur les pauvres êtres d’un bidonville de T 拏ky 拏 un regard chargé d’une lucidité et d’une tendresse rarement déchiffrables à l’écran. Extraordinaire psychologie des profondeurs de l’âme, digne de celle de Dostoïevski, insérée dans un récit dont la structure d’ensemble, le rythme des séquences, la composition des plans, l’utilisation de la musique et de la peinture renvoient à la réalité d’un poème cinématographique.Palme d’or du festival de Cannes 1980, Kagemusha renoue avec le genre jidai-geki en évoquant les luttes des clans, au XVIe siècle, pour la conquête du pouvoir. Mais la triple réflexion proposée à notre attention sur la guerre, le «double» et le pouvoir, demeure toujours actuelle. L’évocation de la guerre – remarquable au plan pictural, tant la composition et les couleurs des séquences rappellent les plus grands peintres de la Renaissance – s’ordonne autour d’un double mouvement de fascination (beauté des casques, des étendards, des tuniques, des chevauchées, alliance de l’art militaire et de l’éthique du bushido et du zen) et de répulsion: avec ses plans d’ensemble des soldats et des chevaux qui n’en finissent pas de mourir, la séquence de la bataille finale suggère avec une force quasi hallucinante l’horreur et la cruauté de tout combat. La métamorphose du paysan, de bandit en kagemusha («guerrier-ombre») de Shingen, seigneur du clan Takeda, suit la progression du récit et débouche sur une prodigieuse dernière séquence où, incapable d’exister par lui-même, le double choisit une mort volontaire pour rejoindre l’âme de son maître. Admirable plan final en plongée du corps qui, transpercé d’une lance, croise dans l’eau du fleuve le drapeau-linceul d’un clan à jamais anéanti. Cet anéantissement du clan Takeda suggère, en définitive, que la quête du pouvoir, auquel Shingen avait consacré sa vie entière, et qu’il aurait voulu poursuivre au-delà de sa propre mort, ressemble à une illusion. L’esthétique de la guerre et de la conquête se soumet ici à une éthique de l’éternité.
Encyclopédie Universelle. 2012.